Penser les mutations culturelles

La globalisation a contribué à un changement quantitatif et qualitatif dans les croisements culturels
(Smiers, 2003). Comme l’expliquent Mattelart, à propos de Hall (1997) et d’Appadurai (1996), ou Morris

et Schlesinger, au sujet des travaux de Garcia Canclini, de nombreux chercheurs tendent à voir dans la

globalisation des hybridations fertiles faites de délocalisations et de relocalisations, d’indigénisation, de

créolisation, susceptibles de produire de nouvelles formes d'expression culturelle intégrant les apports

extérieurs, de susciter de nouvelles identités délocalisées, éventuellement relocalisées ailleurs en

fonction des migrations, avec comme résultat un monde toujours plus hétérogène. D’autres auteurs

expliquent inlassablement que les cultures ont toujours été en mouvement (Cuche, 1998) et les

civilisations ouvertes aux influences de l’altérité, mais qu’elles disposent de ressources insoupçonnées

pour se recomposer, se recycler, se réapproprier les apports venus de l’extérieur :
« On constate que
chaque culture, chaque groupe conserve son quant à soi et défend son identité en recontextualisant les biens

importés »
(Warnier, 1999, 106-108). Et le chœur de reprendre que, malgré les évidences, nous sommes
bien loin d’une uniformisation culturelle du monde, que toutes les inquiétudes nourries à cet égard

sont réactionnaires. D’autres voix, moins nombreuses sans doute, dénoncent cette « idéologie

moderniste qui nous abreuve d’ouverture, de nomadisme, de cosmopolitisme, de métissage, mais qui,

au mieux refuse de voir le problème, au pis le disqualifie en parlant de comportement conservateur »

(Wolton, 2004, 50).

Une décennie plus tard les observateurs se sont faits plus circonspects. « À l’âge hypermoderne, les

peuples s'attachent d'autant plus à exalter leur singularité et à réhabiliter leurs racines qu'ils sont

emportés dans une même dynamique de modernisation laquelle, n'en déplaise aux esprits

politiquement corrects, signifie d'une manière ou d'une autre occidentalisation du monde » rappelle

Lipovetsky. Dans un même ouvrage, Juvin porte un jugement encore plus radical. Nul ne peut regretter

que les cultures se parlent, se mêlent, échangent, dit-il, mais d’ajouter :
« Le terme d'écologie humaine est
banni ; il faudra bien un jour s’interroger y pour savoir si le premier crime du développement n'est pas la

formidable destruction du patrimoine de l'humanité, qu'il réalise, au mépris le plus manifeste du droit des

hommes à leur culture, à leurs mœurs, à leur fierté »
(Lipovetsky, Juvin, 2010, 301-302). Un sujet sur lequel
revient Wolton, à propos de ce qu’il appelle la
« troisième mondialisation », caractérisée par le
surgissement de la problématique des identités culturelles :
« Pourquoi respecter, enfin, la diversité de la
nature au travers de l’écologie, et demeurer si indifférent à la diversité culturelle des hommes et des sociétés »

(Wolton, 2012, 21). Kymlicka (2007), qui a étudié la diffusion du multiculturalisme comme norme

internationale, souligne que les concepts de la diversité et du multiculturalisme sont liés à des

contradictions juridiques et des manipulations politiques qui rendent l’internationalisation du

multiculturalisme précaire et instable.

Problématique

Aujourd’hui le sujet de la diversité des cultures dans le jeu de la mondialisation ne semble plus vraiment
d’actualité. Comme si l’Humanité s’était résolue à en accepter la disparition et l’avait déjà oubliée,

effacée de sa mémoire collective, considérant que c’est une fausse question, aussi inadéquate que celle

de regretter le passé. Les chercheurs en prennent acte ; ils se focalisent désormais sur les métissages

culturels, les pratiques hybrides, la gentrification des centres-villes et des territoires, l’émergence

d’hyper-lieux idylliques ou inversement sur la banalisation des bidonvilles et des camps d’enfermement

des laissés-pour-compte de la mondialisation (Agier 2014 ; Guidikova 2014 ; Lussault 2017 ; Boltanski et

Esquerre, 2017). D’autres auteurs évoquent même la mort du multiculturalisme (Lentin et Titley 2011 ;

Joppke 2017).

Pendant deux siècles, la modernité s’est forcée de faire émerger l’individu, de l’extraire de la gangue des

cultures locales dans laquelle il était enfermé. Avec les technologies de communication digitales, le

rapport de forces entre le global et le local s’est inversé. Le global domine partout. Les productions des

industries culturelles distribuées à échelle planétaire par les médias de masse et l’Internet véhiculent et

universalisent de nouveaux modèles, jusqu’à en imprégner l’univers des sociétés les plus reculées ; ils

conduisent inéluctablement à l’effacement des alternatives. La connectique, en individualisant les flux

de distribution, y ajoute une dimension supplémentaire : l’explosion de la diversité en parcelles de

différences qui se combinent entre elles dans un cosmopolitisme généralisé, sans cesse en

recomposition, créatif, fertile mais superficiel et épuisant.

Et chacun de multiplier et de réinventer les formes d'appartenance à des communautés sporadiques,

é
phémères, délocalisées, virtuelles, cultivant ici et là des identités métissées passagères, fluctuantes,

labiles, liquides. Le sujet lui-même explose et tend à n’être plus que parcelles de désir, que les experts

en marketing s’efforcent de manipuler, s’agglutinant à d’autres en fonction d’affinités électives, pour des

motifs de plus en plus irrationnels et compulsifs, avant de se défaire pour se reformer ailleurs. Dans le

champ professionnel, il dispose de moyens d’action comme jamais auparavant. Cependant, il tend à

n’être plus qu’un atome, un temps de travail dispersé en multiples projets, soumis au diktat de l’esprit

du capitalisme, balayé par les vents du marché et de l’emploi (Lerderlin 2020). Cela est particulièrement

fascinant, dynamique et enrichissant pour ceux qui en sont, et tant qu’ils en sont...

À
l’opposé de cette circulation permanente des catégories sociales liées à l’individualisme connecté

(Flichy 2004), s’accumulent les populations « immobiles », ruinées, déplacées, contraintes à l’émigration,

abandonnées à leur sort dans les banlieues en déshérence, reléguées dans les squats, les bidonvilles,

les camps de réfugiés. Elles s’organisent en ghettos, parfois en communautés ethniques, en groupes

sociaux plus denses et solidaires. Et si elles maintiennent et réactualisent leur culture d’origine, elles

sont aussi le substrat du communautarisme et du développement de mouvements religieux, eux aussi

planétaires, qui conduisent à un nivellement de la diversité...tandis que les leaders populistes et les

milices opposent les communautés entre elles, en exacerbant les haines, en surfant sur

l’incompréhension, les difficultés à vivre ensemble qu’engendrent l’anomie et la perte de repère dans un

monde globalisé. Dans un espace public fragmenté, polarisé, à l’heure du populisme comme style de

communication (Moffit 2016), quelles reconfigurations des discours publics concernant la diversité ? De

quelle manière cette catégorie est-elle revalorisée dans les débats publics et discours organisationnels ?

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